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A R C H I V E S

une vie, un travail, une passion...

Georges Delerue, Partitions Inédites

«Cependant, vers la fin d’une étrange année sombre et longue, Halloween fut en avance. Cette année-là, Halloween tomba le 24 octobre, à trois heures du matin. Jim Nightshade, qui habitait au 97 Oak Street, avait alors treize ans, onze mois et vingt-trois jours. Son voisin William Halloway avait treize ans, onze mois et vingt-quatre jours. Tous deux allaient sur leur quatorze ans ; ils les voyaient déjà frémir dans leurs mains. Au cours de cette fameuse semaine d’octobre, ils vieillirent en une seule nuit et ne retrouvèrent jamais leur jeunesse…» Voilà les mots avec lesquels le grand Ray Bradbury conclut le prologue de son roman La Foire des ténèbres. En version originale Something wicked this way comes, emprunt et hommage à Shakespeare : «D’après la démangeaison de mes pouces, il vient par ici quelque maudit» s’inquiète l’une des sorcières de Macbeth. Au crépuscule du XXème siècle, à l’occasion d’une nouvelle postface, Bradbury éclairera la genèse de sa foire d’épouvante d’un jour nouveau. Il révèle ce qu’elle doit à ses terreurs d’enfance, à sa peur panique des fêtes foraines, des clowns, au choc de sa rencontre à douze ans avec M.Electrico, attraction humaine qui reconnut en lui un camarade tombé au front de 14-18. Ces traumatismes finissent par nourrir une nouvelle inachevée, The Black Ferris, que Bradbury transforme en 1957 en scénario à l’attention de Gene Kelly, comme metteur en scène et producteur. La vedette d’Un Américain à Paris souhaite explorer d’autres territoires mais la noirceur de l’intrigue rebute les majors : faute de financement, le projet tombe à l’eau. Pour exorciser sa déception, Bradbury ramène le script à ses origines littéraires, sous la forme d’un roman, La Foire des ténèbres donc, publié en 1962. Néanmoins, l’idée d’une adaptation cinématographique ne cessera de le hanter : plusieurs tentatives se succèdent au fil des années soixante-dix (on parle même de Spielberg), avant que le studio Disney manifeste son intérêt, à l’aube des années quatre-vingt. Alors présidée par Card Walker, la firme à la souris cherche à toucher un public plus adulte à travers des productions comme Les Yeux de la forêt ou évidemment Tron, véritable séisme technologique. Après trente ans d’allers-retours entre littérature et cinéma, la malédiction qui a empêché la foire de Bradbury de prendre vie sur grand écran semble s’achever. En réalité, elle va se prolonger mais de manière différente.

Le hiatus de départ réside dans le choix de Jack Clayton, sur la suggestion de Bradbury lui-même. Le distingué cinéaste britannique possède des lettres de noblesse dans le domaine du fantastique (Les Innocents, Chaque soir à neuf heure) mais, suite à la déconfiture de Gatsby le magnifique, il traverse de longues années de purgatoire, brisées par la sollicitation de Disney. A priori, le sujet de La Foire des ténèbres semble taillé sur mesure pour Clayton : un conte noir, gothique, qui camoufle un récit initiatique. Comment deux préadolescents vont-ils apprendre à déjouer les mensonges et illusions du mal ? Mais comment aussi, chemin faisant, vont-ils perdre leur innocence ? Comment enfin le père de l’un deux, vieil homme terne et gris, va-t-il se révéler une âme héroïque et, ainsi, se rapprocher de son fils ? Le tournage débute en septembre 1981, avec Jason Robarts dans le rôle de Charles Halloway et Jonathan Pryce dans celui de Mr Dark, l’inquiétant propriétaire de la foire (pour lequel Bradbury imaginait plutôt Christopher Lee ou Peter O’Toole). Mais le personnage principal demeure peut-être Green Town, petite ville de l’Illinois, entièrement et luxueusement construite en studio. A l’issue d’un premier montage, fin mars 1982, Clayton contacte son vieux complice Georges Delerue, qui vit alors entre Paris et Los Angeles. Leur fraternité, soudée par Le Mangeur de citrouilles et Chaque soir à neuf heures, n’a pu s’exprimer depuis douze ans, ce qui décuple l’enthousiasme du compositeur. D’autant que La Foire des ténèbres cristallise un certain nombre de ses ambitions : écrire une partition au lyrisme tourmenté, sans limitation de moyens, pour un studio de production mythique ; renouer avec le fantastique, genre exploré avec Malpertuis d’Harry Kumel, et qui autorise généralement des échappées vers un langage plus contemporain. Pour schématiser, galvanisé par la confiance de Clayton, Delerue voit dans La Foire l’occasion de rapprocher son écriture pour l’image de son écriture pour le concert. Avec l’idée de partir de musiques réalistes pour instiller le malaise : on appréciera comment les valses de limonaire semblent dérailler, partir en dissonance, pour mieux s’ouvrir sur de larges pans d’angoisse, tutoyant le surnaturel. Le trois temps pour limonaire qui clôt la plage 13 (Mr Dark’s Carnival), par exemple, bénéficie d’une reprise à l’orchestre (à 1’50), sur un tempo lent, quasi-processionnaire, à l’éclat maléfique. Le tour de force de Delerue est d’avoir composé trente-cinq minutes en seulement deux semaines, dévoré par une fièvre créatrice hors du commun, porté aussi par le sentiment de devoir à La Foire des ténèbres une partition à même altitude que Police python 357 ou Quelque part, quelqu’un, autres chefs d’œuvre de modernité. Le 26 mai 1982, à l’issue d’un pré-mixage, Jack Clayton témoigne sa reconnaissance au compositeur, via un courrier rétrospectivement très émouvant  : «Je voulais juste te dire à quel point je suis ravi par la musique sensible, belle et passionnante que tu m’as donné pour La Foire des ténèbres. Maintenant que je l’ai entendue sur tout le film, il semble que seul un miracle t’ait permis de composer une partition aussi magnifique en aussi peu de temps.» Pour paraphraser le titre français d’un vieux Bogart signé Mark Robson : plus dure sera la chute.

Car, très vite, le retour des premières projections-test n’est guère positif. Ce qui intéresse le plus Clayton (la suggestion de la menace, l’ambiance automnale d’une bourgade du Middle West, les rapports humains entre les personnages, notamment entre les Halloway père et fils) ne touche pas le public des previews. Pire, on lui reproche d’avoir tourné La Foire des ténèbres avec le même classicisme élégant que Les Innocents, deux décennies plus tôt : les qualités pour lesquelles Clayton a été engagé semblent se retourner contre lui. A l’heure de Tron, son esthétique est jugée surannée, sinon anachronique. Tout cela révèle brusquement un immense malentendu entre les intentions du cinéaste et les attentes de Disney. Du coup, le studio reprend la direction des opérations : sortie repoussée, montage remis à plat et, surtout, recours à Lee Dyer, directeur visuel de Tron, qui injecte au film deux cent effets spéciaux. L’implicite doit devenir explicite, la peur sous-jacente plus visible à l’écran, davantage tournée vers le spectaculaire. Logiquement, le travail de Delerue fait les frais de ce remaniement de fond : un gouffre s’ouvre sous le compositeur lorsqu’il apprend son remplacement par le jeune James Horner. Sa désillusion, sa meurtrissure même, sont à la hauteur de l’ambition qu’il a glissée dans son ouvrage. «J’ai vécu cette situation comme une injustice, confessait-il volontiers. Car il s’agit sans doute de la partition la plus ambitieuse, la plus culottée que j’aie écrite aux Etats-Unis.» Pour mettre les choses en perspective, il faut se souvenir que l’histoire du cinéma est constellée de grandes bandes originales refusées : 2001 d’Alex North, Frenzy d’Henry Mancini, La Rose et la flèche de Michel Legrand… Les compositeurs s’y sont mis en danger, ont tenté d’écarter la fenêtre du conformisme, en radicalisant leur langage. Une prise de risque incomprise par l’industrie hollywoodienne, qui préfère généralement le pilotage automatique et les formules toutes faites. La partition originelle de La Foire des ténèbres n’échappe pas à la règle : elle a payé pour son trop-plein d’audace. Sur le point de s’installer à Los Angeles, Delerue vivra cette épreuve avec la violence d’un bizutage.

Heureusement, d’autres aventures viendront très vite atténuer le goût amer laissé par La Foire des ténèbres. A la façon d’un enfant dans un magasin de jouets, Delerue multiplie avec gourmandise les rencontres avec des cinéastes aussi différents que Bruce Beresford, Herbert Ross, Peter Yates ou Norman Jewison, dont les films permettent au public nord-américain de découvrir la puissance de feu de l’écriture deleruesque. Paradoxalement, c’est en terrain de connaissance que le compositeur se verra refuser une nouvelle partition, cette fois sur un mode mineur. Il a face à lui Mike Nichols, auquel le relie trois expériences partagées (Le Jour du dauphin, Le Mystère Silkwood, Biloxi blues). Le metteur en scène d’origine allemande l’invite à mettre en musique A propos d’Henry, récit d’une rédemption, d’une recherche intérieure : un avocat célèbre et impitoyable prend trois balles dans la peau au cours d’un braquage. Légume amnésique, il va subir une longue rééducation physique et morale, réapprendre la vie, l’intelligence, la sensibilité… «Un drame, souligne Nichols, c’est l’occasion de faire un bilan, de prendre conscience de certaines réalités fondamentales.» Touché par le sujet, Delerue signe une belle partition, d’inspiration prudemment néo-romantique, dominée par un thème en forme de portrait, comme un mouvement lent d’un concerto pour violon et orchestre. Le violon soliste, c’est évidemment la voix d’Henry, celle de sa véritable personnalité, celle de son humanité qui va enfin se révéler au terme de sa renaissance. Suzana Peric’, amie de Georges Delerue et music supervisor sur A propos d’Henry, a conservé un souvenir précis de la méthode de travail : «Georges était toujours un artiste instinctif et passionné. Il ne se posait pas la question de la quantité de musique à écrire, il voulait juste créer. Les thèmes jaillissaient de lui, enrichissant le film d’une signification plus profonde que celle en surface. La musique devenait un autre personnage du film, pas seulement de l’underscore. C’est là que les doutes ont commencé : la musique est-elle proéminente, trop importante ? Nous avons projeté le film avec la partition complète sur chaque séquence désignée et les doutes ont viré au rejet. Ca a été un moment difficile et triste pour nous tous. C’était le cas précis d’une abondance de richesses. Trop de bonnes choses ne signifie pas forcément une issue heureuse.» De son côté, Mike Nichols enverra à Delerue une missive affectueuse et repentante, en s’excusant de l’avoir aiguillé vers une mauvaise direction, comme un réalisateur qui aurait mal dirigé un comédien. Ses regrets portent notamment sur le fait que la musique humanise trop vite un personnage présenté au spectateur comme antipathique, quelques minutes plus tôt. Nichols lui promet toutefois de prochaines retrouvailles, amicales et professionnelles. Mais le compte à rebours a déjà commencé. La disparition du compositeur, onze mois plus tard, fera d’A propos Henry une sorte d’épilogue en demi-teinte à leur collaboration.

Vingt ans plus tard, la découverte providentielle des masters d’Henry a fait germer le concept du présent album : coupler sur un même disque deux bandes originales signées Georges Delerue, non utilisées dans les versions définitives des films destinataires. Une façon de les faire exister envers et contre tout, de les révéler dans leur pleine dimension, de les considérer comme un matériel vivant. Car Delerue avait conservé de petites bandes quart-de-pouce 19 de La Foire des ténèbres. Il faut remercier les studios Walt Disney qui, à titre exceptionnel, nous ont autorisé à publier ce joyau noir, longtemps considéré comme le chef-d’œuvre inconnu du compositeur. Sa seule écoute réveille de troublantes réminiscences de barbe à papa, de sombres maléfices, de nuits d’insomnie où menacent de fabuleux orages. Comme si le travail de Delerue était directement relié aux lignes autobiographiques de Ray Bradbury : «Encore aujourd’hui, une partie de moi reste juchée sur l’affreux manège de mes quatre ans. Il semble qu’elle n’ait jamais trouvé l’issue de secours.»

Stéphane Lerouge
 


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