Paris, fragments de vies. Celle de Raphaële, architecte et humaniste. Celle de Vincent, son ami, journaliste, qui écrit et qui boit. Celle d’Emmanuel, étudiant en ethnologie, qui refuse les rôles qu’on lui impose. Celle d’une femme venue de province, perdue dans sa solitude parisienne. Celle d’Albert et Germaine, couple de petits vieux coulant des jours heureux, jusqu’à l’expropriation qui condamne leur avenir.
Fragments de ville.
Fragments de foule.
Travelling sur les murs de Paris. Les facades filent dans l’œil de la caméra. Des murmures naissent, glissent, se propagent et se croisent en de singulières et indistinctes particules vocales en suspension.
Puis soudain, scène d’intérieur, bouffée sonore d’où jaillit un chœur mixte propulsé par des glissandi écorchés de cordes filantes et granuleuses. Grappe de sensations, caméra en mouvement, montage alterné intérieur-extérieur, bribes d’individus, foule proliférante, singularités et multitudes. L’orchestre s’exhale : trémolos, appel rauque de trompette, clavecin fantomatique, traits tranchants des altos et ondes Martenot s’agglomèrent dans un halo sonore d’une inquiétante étrangeté.
Ecriture spectrale
D’emblée, la musique de Georges Delerue pour Quelque Part quelqu’un se libère des habitus du récit musical cinématographique. « Après avoir vu le film, j’ai immédiatement senti qu’il ne fallait pas traiter la musique comme de la musique de film classique. Il fallait quelque chose à l’état pur, une musique parfaitement abstraite ».
L’écriture musicale ici ne procède pas par narration, récitation, thématisme ou description. C’est une écriture purement sonore, acoustique, émotionnelle, pulsionnelle, qui s’exprime par blocs de sensations, de vitesses, de textures, de pointes, de densités et de flux. Une musique proche de l’esthétique spectrale et de sa prévalence accordée à l’expressivité fusionnelle du timbre et de l’harmonie et à l’émancipation du son.
Prisme musical
Tout au long du récit, la musique opère tel un prisme, qui concentre, croise et réfracte les faisceaux biographiques des personnages, les rythmes et les turbulences de la ville, les pulsations des êtres et des choses, les lois du désir et celles du cadastre, les rapprochements et les déplacements, les joies du partage et les affres de la solitude.
Un prisme sonore qui absorbe, courbe, diffuse par fulgurance ou par latence, ces effets d’intensité, d’instabilité, d’intériorité et d’extériorité qui assujettissent les personnages et les habitats. Ici la prolifération des pizzicati et le continuum inarticulé du chœur répond aux nuées humaines. Là, les clusters de timbres, les glissandi précipités et les voix agrégées attestent des vertiges et des vestiges du temps qui passe, tandis que l’architecture moderne remplace les immeubles vétustes et les facades décharnées. Ailleurs le métro file sur un pont métallique et les archets ricochent sur les cordes comme des frissons hypnotiques. Plus loin, les notes perlent en d’obsédantes répétitions tandis qu’émergent quelques visages interrogateurs, empreints d’humanité et de sollicitude.
Autant de regards, de mise en abîme, d’hybridations et de résonances qui tissent les rameaux vivants et les noces humaines au cœur d’une ville mutante.
Multitude des sons
Dans la trame du récit, le sonore n’est pas que le musical. Et la narration s’imprègne des bruits de la ville, des paroles humaines (jamais accompagnées de musique), et du silence fascinant et assourdissant des singes du Jardin des Plantes, encagés dans un mutisme qui dit la violence suffisante de notre espèce, sourde à ce qui n’est pas elle.
La tentation d’exister
Le film de Yannick Bellon est une poétique des multiplicités : humaines, urbaines, subjectives, émotives, sonores, temporelles, organiques, sociales, professionnelles, passionnelles… Une poétique de la singularité aussi, de la richesse de l’identité et du devenir-soi. Convergence de perceptions et de sensiblités, qui donnent aux personnages principaux le pouvoir de se détacher de l’amalgame social indifférencié, et de ressentir par contre-coup la saillante tentation d’exister et l’urgence de vivre…
Quelque part dans l’inachevé…
Vincent, enivré de vie, lutte contre ses démons et la fatigue d’être soi dans un monde qui l’indiffère. Dans une dernière absence, un dernier déséquilibre, un dernier désordre venu d’autrui, il chavire accidentellement et succombe à l’attraction néfaste de l’asphalte. Raphaële est désormais seule, perdue dans ses pensées et dans la foule. Un chant lyrique aux cordes nait doucement dans une lenteur apaisée. La foule se densifie, les cordes frémissent, l’ethnie urbaine devient compacte, agglomérée et dans un dernier élan la musique s’achève sur un accord choral surplombant la masse humaine. « On est toujours seul, on est toujours plusieurs ». Murmures…
Rémy Grauwin
J’adore ce film. Par bien de ses aspects la partition de Delerue me fait penser un peu à celle de Philip Glass pour Koyaanisqatsi: multitudes, solitude, urbanisme, destruction…. des choeurs évoquant le chaos et l’inéluctabilité du destin.